Les trois noms de Shuqi

C’était une veillée de Noël, semblable à toutes les soirées de Noël, commencée dans le froid pur de la montagne, sous les étoiles, et poursuivie dans la chaleur du salon, tous rassemblés autour de la table dressée pour la fête.
Les cantates de Bach résonnaient , pleines d’allégresse, couvrant à peine le ronronnement de la chatte girovague, affalée sur la canapé, face au feu.
L’odeur des épices, de la cannelle et du vin chaud embaumait.
La lueur des bougies donnait à ce moment une grande douceur aux visages, marqués de la joie des retrouvailles.
Les yeux pétillaient…
Au milieu de nous tous, discrète et silencieuse, Shuqi se tenait, occupant la traditionnelle place laissée libre pour le voyageur de passage.
Shuqi, l’amie chinoise, au prénom si difficile à prononcer, mais à la calligraphie si élégante.
Chou tsi…
Est ce bien cela ?
Présente et lointain à la fois.
Son beau regard sombre trahissait le souvenir de blessures anciennes, toujours vivaces. Moi, qui “savait”, quelque peu, les persécutions de toute une famille, les tortures, les peurs, les emprissonnements, je voulais surtout, cette nuit, l’aider à oublier un moment ses frayeurs, lui faire partager notre lumière.
Par quel hasard de la conversation, le sujet tomba sur l’originalité du prénom, celui de Shu, disait quelqu’un , étant si souvent porté par les chinoises.
Que savons nous donc des prénoms chinois ?!
Moi, je pensais juste à Shu, la jeune étudiante de Péking, qui, plusieurs années durant, m’avait secondée auprès des enfants, Shu, que je croyais avoir apprivoisée, si coupée de sa culture après des années de maoïsme, Shu, qui, après tant d’échanges, était partie un jour, sans même nous laisser une adresse. Shu, un mystère…
Forte de ce rapprochement, j’acquiesçais intérieurement.
“Les chinois apprécient beaucoup l’image de l’arbre, Shu, mais celui ci est souvent associé à un autre mot, qui en nuance la signification. Ainsi, il est une infinité de combinaisons possibles, comme il est une infinité d’êtres humains.
La calligraphie est l’art des subtilités ; un seul petit trait au dessus d’un idéogramme, et l’idée devient autre…

Encre noire sur papier blanc…

Moi, je m’appelle Shuqi, l’arbre qui apporte la prospérité. Je porte ce prénom depuis l’âge de 21 ans, quand mon père, désireux de conjurer le sort, choisi ces deux mots pour me porter chance, et me lancer dans une nouvelle vie, celle de l’exil, si loin des miens, de la solitude, mais aussi, de la liberté …”
Je regarde Shuqi, incrédule.
Ainsi donc, comme au Japon, les noms marquent des tranches de vie, et nous accompagnent d’une mue à l’autre.
Remplis d’espoir et de tendresse.
Fragiles et légers, tel un coup de pinceau sur le blanc d’une page.
Je repense au vieux maître Hokusaï, l’homme aux neuf prénoms, qui, jusqu’à un âge avancé, était encore en mutation, dans l’attente d’une perfection à venir…
“Je suis née Jingjing Bai, les six soleils qui scintillent, dans la blancheur du nom de ma mère, Bai, le soleil blanc.
Elle voulait une fille, elle me voulait forte et belle, et je venue au monde si faible, recroquevillée sur moi même, déjà rongée par un mal inconnu, que mon père voulu m’abandonner, et emporter le beau garçon qui braillait, plein de vigueur, dans le berceau mitoyen.
Malgré mes six soleils, mon nom était noir, et ma grand mère me cachait aux regards des autres, pour me soigner en secret.
Convaincus de ma mort prochaine, les autorités médicales avaient donné à mes parents l’attestation les autorisant à concevoir un deuxième enfant.
Au pays de l’enfant unique, j’étais déjà devenue une éclipse de soleil…
A peine née, je portais la mort.
Petit frère me doit pourtant la vie.
La force de vie, dans mon être chétif, était plus fort que la mort…
Le sang coulait tant de mon pauvre corps meurtri, que ma mère chercha le réconfort en appliquant les préceptes du Chi kong. Aussi, à l’âge de 12 ans, le maître me nomma Ruo Yan , vieux prénom chinois, signifiant le jardin.
Et Liu, le nom de mon père.
Pour chasser le noir en moi.
Pour m’ouvrir aux couleurs de la nature.
Pour que souffle la fraîcheur d’un parterre de fleurs au printemps.
Mais le jardin ne fleurissait toujours pas…
C’est alors que ma mère entendit parler de cette technique de méditation pacifiste, branche du bouddhisme, le Falun gong, qui opérait des miracles sur les corps suppliciés.
En secret, ma mère m’initiait , et m’appelait toujours Jingjing Bai, pour que les six soleils scintillent toujours en moi…
Et le sang s’arrêta de couler.”
Je la regarde.
Lui demande de m’écrire son nom, sur un bout de papier.
J’écoute crisser la plume.
Je regarde l’encre noire.
Saisie d’une émotion.
Beauté parfaite.
Équilibre.
Harmonie.
Shuqi…

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